CHINE


Pekin, octobre 96
portrait, au terme de 4O,OOO kilometres

"Djungo"-le pays du milieu- commencait lui-meme sur la place Tian'anmen, flanquee de la Cite Interdite au Nord, de batiments gouvernementaux a l'Est et a l'Ouest, d'une antique porte monumentale et d'un Mac'Donald au Sud.

Ses larges avenues anonymes qui prennaient naissance ici allaient conquerir le monde entier. Une horloge elecronique, au centre de la place, debitait le compte a rebours en jours, heures et minutes du retour de Hong-Kong a la "mere-patrie", le premierjuillet 1997. Cette gigantesque place carree, tel un monolithe creux, avait ete concue pour accueillir des ceremonies commemoratives.

La proclamation de la Republique Populaire de Chine par le president Mao Tse-Toung en 1949, qui rassembla pres d'un million de personnes, en fut la plus grandiose.

Les Chinois la choyent, s'y rendent en masse, en pelerinage, avec la meme ferveur que les musulmans a la Mecque : une fois dans sa vie, il faut faire ici les cent ou mille pas dans un voyage de regression vers le berceau de la nation.

Ma presence soudaine attroupa la foule comme guepe sur miel, sous l'oeil vigilant de Mao. La Chine entiere dans ses plus beaux habits en etait presque a se battre pour etre pris en photo en presence de cet element exotique et son yak delure, sorti d'un monde different.

Mais un policier remis bientot cette Chine distraite sur ses rails et le cycliste sur ses roues, ravi d'echapper un instant au poids du nombre qui lui dictait sans cesse la direction a prendre.

Si Tian'Anmen etait truffee de cerf-volants (ce qui lui procurait un peu de legerete, de couleur et de hauteur), elle etait egalement surpeuplee de policiers en civil. En 1989, pour la premiere fois de son histoire la Chine envoya sa "People Liberation Army" contre sa propre populace et la place fut transfromee en un bain de sang.

En Chine, il me semblait souvent emboiter la roue d'un autre ou d'etre suivi, epie par mille paires de yeux, saisi dans un peloton de quelques millions de bicyclettes. Faire partie d'une histoire culturelle, d'une marche forcee qui ne m'appartenait pas.

Cette Chine-multitude n'y allait pas par quatre chemins pour affirmer ses vues, si nombreuse qu'elle s'autosuffisait, se parlait a elle-meme et jurait fort contre "l'ingerence etrangere dans des affaires strictement interieures", lorsqu'une nation, forcement moins nombreuse, lui rappelait un "critere de qualite", comme le respect des droits de l'homme.

La place Tian'Anmen revelait a elle seule la sensation ambivalente de profond vide interieur, d'absence de spriritualite et le trop-plein d'humains, de besoins et de nuisances que la ville me transmettait goutte-a-goutte. Des giratoires demesures, places a "tire-la-rigo", faute de savoir ou le pays allait reellement, centrifugeait la ville.

Sa platitude, quadrillee par un filet d'avenues a 9O degres qui s'emparait inexorablement des derniers lacis de "hutongs" ne me procura jamais un quelconque vertige. Aussi larges qu'elles etaient, a un moment ou a un autre de la journee, Pekin s'etranglait, etouffee par son traffic et ses nuages alarmants de poussiere de charbon qui en faisait l'un des lieux les plus pollues de la planete.

Le poids historique de la Cite interdite et l'achevement artistique du temple du Ciel se lezardaient face aux veritables revolutionnaires : les besoins incompressibles d'1,2 milliards de Chinois et la liberalisation de son economie.

Mais Pekin me procura avant tout une bienfaisante sensation d'achevement, brute et pure. Ce put etre n'importe quel autre lieu, n'importe quel autre instant. Un de ces tresors enfouis, uniques, reperes abstraits, invisibles et joyeux, qui emportent l'ame sur une piste celeste et resistent a l'erosion du temps. Une jubilation. Un signe qui ne trompe pas. J'avais pedale un tour de taille terrestre, comme un fabuleux tour de passe-passe. Voyage par deux roues, decentrees sans fin sur cette croute terrestre qui avait la saveur d'un pain leve.


Octobre 96
sur la route

Chaque jour, en rase campagne, je croisais quelques clochards, le regard hebete, qui croquaient une pomme sous la pluie. Le vent de poussiere emportait leurs silhouettes mal definies de vetements en guenilles.

D'une demarche mal assuree, ils empruntaient le bord des routes. Et je debusquais, meduse, leurs regards teintes de tristesse, de folie "d'ailleurs" si lointains qu'ils ne me voyaient meme pas passer. L'un d'eux, les aisselles appuyees sur des cannes, les pieds tordus, passa devant des metres cubes de papier de toilette-sortis dont on ne sait ou- contre lesquels des vendeurs frigorifies se peletonnaient.

En Chine, la penurie chronique faisait surgir et disparaitre des produits de toute sorte. Plus loin, des paysans la morve au nez, joues rosies et mains enfouies dans leurs manches, tapotaient leurs pieds autour de leurs bottes de poireaux, Parfois, les ombres vrombissantes de colonnes de camions et leurs courants d'air me propulsaient ou me freinaient sans logique.

Des vendeurs ambulants passaient les maisons de leurs appels de voix, claquaient leurs lames de couteaux sur un morceau de tronc evide fixes sur leur guidon. Ils proposaient toute sorte de choses : du tofu frais, des pousses de soya, un aiguisage de hachoir.

Des rickshaws a moteur, avec pour seule carrosserie une bache de plastique transparente defilaient, decores a l'arriere d'une tete de lion doree nouee d'un ruban rouge. Des fourches de velos plantees a l'envers sur des charettes et leurs roues transformees en eoliennes annoncaient des reparateurs qui ressucitaient votre becane pour quatre sous.


Fin octobre
quittant definitivement la Chine

Le ferry arrima a Weihan, une ville situee a l'extremite de la peninsule de Shandong. D'apparence prospere, ses murs couverts de peinture fraiche eclataient au soleil.

Elle s'ouvrait sur le Pacifique sur trois points cardinaux, comme une proue de bateau. L'inconnu entretenait mon sentiment du possible, et, parce que je ne comprenais pas litteralement ce que cela signifiait, je ne voyais pas d'obstacles a mes souhaits.

Je me refusais d'y entrer a fond, de realiser quoi que ce soit et contemplai la vastitude supreme de l'ocean :

"To see a world in a grain of sand
And a heaven in a wild flower
Hold infinity in the Palm of your hand
And eternity in an hour"
             (Raymond Sierer in "Sand", ein archiv.d. Erdgeschichte).

Mais en me retournant une derniere fois, mon regard butta fortuitement sur la tour d'horloge d'un grand hotel de la place. Son aiguille des secondes trottait joyeusement a l'envers, emportant les minutes et les heures dans son sillage.

Ma memoire s'y accrochait desesperemment, mais le compte a rebours avait commence. Les fils de la boussole venaient d'inventer la machine a remonter le temps Je delaissai avec emotion des marees d'emotions liees au continent.

COREE DU SUD


novembre 96

Le "golden Bridge", un 6 tonnes, le meme qui en aout 1988 avait transporte la flamme olympique vers Seoul, quitta la Chine. Dans la cohue qui preceda l'embarquement, une violente bagarre eu lieu entre un Chinois et la police.

"Les Chinois sont des sauvages !" me glissa mon voisin, un Coreen. Des centaines de Chinois en training blanc et bleu vennaient travailler en Coree du Sud pour 250 $ par mois.

"Nous, on gagne 1OOOO $ par mois, les Japonais 4OOOO " ajouta-il. Sa geographie etait peuplee de chifffres et de classements. Le monde entier defilait dans sa caisse enregostreuse interieure.

Une coutume vraisemblablement vouait l'homme a medire son voisin. Ainsi, chaque passage de frontiere m'envoyait dans un cercle d'Enfer plus profond et plus eloigne de la realite.

Dante avait sans doute raison et le Coreen aussi : frapper aux portes du monde riche, s'etait d'abord s'apauvrir Mais comme disent les Chinois :"When you ride a tiger, it is hard to dismount ou comme le chantait Iggy Pop : "I'm addicted to the Highway...nothing is gonna to take my road away !"

Depuis l'incroyable odyssee du sous-marin nord-coreen venu accoster sur cette plage meme, l'armee sud-coreenne sur pied d'alerte, patrouille la cote. Mais ou donc camper ? Las de poursuivre ma route nocturne, je tente le poste de police le plus proche.

Tandis qu'un policier photocopie mon passeport et verifie mon identite par ordinateur, un autre me fait asseoir, me porte cafe, lait, pain frais et nouilles chaudes. Puis ils me font dormir au premier etage, mais pas derriere des barreaux.

Quand c'est l'heure du reveil, c'est pour m'entendre dire : "Le petit-dejeuner est servi !" "Les Coreens sont-ils gentils ?" met-il un point d'honneur a me demander Une police de reve pour le voyageur. Depuis ce jour-la, j'aime la police et les sous-marins.

JAPON


novembre 96

Des la premiere seconde, j'entrai dans un monde ou l'on avait un profond soin du detail, un sens graphique de la beaute, une perfection dans la signaletique. Le douanier opera une fouille sommaire.

Il ouvrit les soufflets des sacoches de ses gants blancs avec delicatesse, peut-etre par habitude ou par peur de blesser mon vraisemblable air d'honnetete. La politesse, poussee a l'extreme, coulait dans le sang des japonais.

IL dit "-Avez-vous de la drogue ?" en mimant un jet de seringue dans une veine de son avant-bras. "Parlez len-te-ment" rajouta-t-il avec gentillesse. Tout fonctionnait ici au millimetre pres, avec le soucis constant de ne pas heurter. On accomplissait le travail parfaitement.

Le hall d'entree sentait le propre en ordre, rien ne suggerait le superflu, bien au contraire; tout y etait, realise, a sa juste place Si il y avait quelques odeurs, c'etait celui de detergent et peut-etre plus poetique le parfum du "gardien d'escalator" en uniforme blanc boutonne qui me fit une courbette et un signe de la main, m'invitant a descendre d'un etage, a decouvrir "le vrai Japon"...

Au premier supermarche, je me perdis dans les etalages soignes, refusant de croire aux prix du pays le plus cher de la planete. "L'empire du soleil levant" m'offrait d'abord ses nuages noirs.

Le bazar faisait partie d'un autre age dans ce pays etiqwuete de la tete aux pieds. Je butai contre deux "Sumos", ceintures de kimonos, qui faisaient claquer leurs socques de bois sur le sol brillant.

Ils barraient de leurs masses enormes (entre 15O et 25O kgs chacun, mais comment le savoir ?) le passage entre les rayons et partaient comme des voleurs, des sacs plastiques bourres de victuailles entre chacun de leurs doigts pommes : leur "petit"-dejeuner !         

decembre 96


Il faut voir le Japon la nuit. Il se pare alors de toutes les artifices pour attirer le consommateur : de gyrophares, de tasses geantes qui fument, de chiens et de tigres geants gonfles et illumines. Et, comme au temps de la conquete de l'Ouest americain, deux rangees de batiments semblables a du carton-pate flanquent une avenue unique et cachent des maisons familiales a l'accent campagnard.

De coquets cafes au style medieval europeen, des self-services, des pompes a essence agencees en "guest-rooms" en "car clinic" ou les employes gantes, en uniforme, courent en tous sens, accompagnent les automobilistes, bloquent momentanement la circulation et crient a l'unisson "Bonne route !"

Des "love-hotels" aux noms suggestifs de "Let's", "Dress-up !", "for sweet lovers only" proposent a des tarifs imbattables la location de chambres pour les amoureux a l'abri des "qu'en dira-t-on" Des "pachinko- parlours", des halls gigantesques de "slote-machines" (souvent tenus par la mafia japonaise) rivalisent d'animation kitch au devant de parkings pris d'assaut des la sortie des bureaux.

L'affichage colore et clignotant voudrait faire croire que la nuit n'existe pas. La moindre parcelle est definie, occupee, illuminee, asphaltee, conquise. La nuit tombe comme un couperet sur de highways qui drainent des deferlantes de voitures traversant en trombe des decors excitants.

Quand a moi, je me sens parfois comme une boule de "pachinko" jete dans le traffic impetueux. Je parcours ces mondes artificiels illimites pour me donner l'illusion d'etre moins seul, pour me rechauffer aussi dans des librairies mastodontes, avant de chercher desesperemment 2 metres carres pour planter ma tente.       

La bombe atomique


C'est dimanche et il y a foule au musee atomique de Nagasaki. Une rampe descend en cercle et mene comme une spirale infernale dans un monde de temoignages lugubres avec pour simple bruit de fond obsedant le tic-tac d'une horloge.

Toutes les horloges se sont arretees a l'heure fatidique, 11.O2, ce 9 aout 1945. Des images insoutenables de no man's land, d'aneantissement, de neant, une chaleur de 4OOO degres dans un rayon de 1 kilometre, d'ombres projetees sur des batiments souffles, un cimetiere de pierres.

De multiples ecrans de television tentent de restituer l'atrocite de ces corps calcines, de ces humains mutiles et assoiffes et donnent la paroles aux survivants. De bouleversants temoignages. 51 ans apres son explosion, on meurt ici encore de leucemies.

Pour celui qui ne sait pas, Nagasaki a tout d'une ville prospere avec son port de peche, mais pour les habitants, la memoire s'entretient. Une immense statutue a ete elevee a l'emplacement precis de l'epicentre de la bombe dans un "parc de la paix" serti de sculptures offertes par de nombreux pays.

Pour le voyageur, il y a bien sur les 7 merveilles du monde (d'ailleurs souvent construites par des esclaves), mais il y a aussi cette memoire collective a preserver. Rien de plus difficile a decrire que le neant. Je ressors de ce musee comme d'un cauchemar, muet et abasourdi, doublement heureux d'etre en vie et de parcourir librement le monde.        

Hiver


Je courbais l'echine sous la pluie froide. L'hemisphere Nord, son hiver et sa cherete se resseraient comme un etau. Je tournais a moins de 15 dollars par jour, soit 5 x plus qu'en Chine. La froidure tenace engourdissait mes pieds, mes mains, mon esprit.

J'attendais le soleil comme une benediction lorsqu'il posait sa lumiere chaude sur ma tente et mon velo givres. Je regardais ces hauts filets de golf partout presents et me sentais pris au piege , etranger a ce Japon-conurbation qui ne finissait pas de s'etendre jusqu'a ne former qu'une seule ville-pour le malheur du voyageur.


  

Tokyo
la fin d'un reve

Ces poussieres de Russie, ces rubis d'Inde, ces vents tibetains qui me composaient et me decomposaient a foison. J'etais tout cela et bien moins dans ma quete d'absolu. Les questions vous mettent en route, les reponses vous arretent.

Un point de bascule sur la colonne vertebrale du Japon, entre sa cote "a l'envers", tournee vers les solitudes siberiennes et sa cote "a l'endroit", ouverte au monde.

La nature offrait la plus puissante metaphore d'interiorite. Tout la-haut, mon etre irradie de joie, brulait toutes les etapes pour s'approcher des mysteres.

Tokyo m'avait tenu en haleine jusque-la. J'y etais entre sans trop bien m'en rendre compte tant la ville du futur s'etalait et manquait de centre. Je n'osais croire au point final de ce mouvement enclanche 1OO6 jours auparavant, au bord du lac Leman.

A Tokyo, le 14 decembre 1996, I'Orient rencontrait I'Occident et cette realite soudaine m'eloignait de mon reve -realise. C'etait peut-etre cela la fameuse derive des continents... J'avais decrit sur l'Eurasie un curieux fil d'Ariane sans traces.

Me retourner, c'etait pourtant trebucher sur un Himalaya de souvenirs. Le "Matterhorn-Fujiyama" ne s'arreterait pas la. A defaut de gagner au "pachinko", je reverai et roulerai encore et encore.

Apres tout, il n'y avait qu'une chose qui puisse rendre le reve impossible : la peur d'echouer.Et le velo contenait depuis toujours le plus beau des anagrammes : love...

"Soy come una bicicletta
rueda, rueda mi historieta
se que al fin voy a llegar
siempre, siempre regresar
soy todo lo que vivi
mas la dudas sobre mi
se que siempre sere igual
si hay respuesta al final"
             (Astor Piazzola in "EL Viaje", E. Solonas, copyright cinesur 1992.)

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